LA MÉMOIRE DES COULEURS SELON JEAN MARC NATTIER

LA MÉMOIRE DES COULEURS 

SELON JEAN MARC NATTIER


Jean-Marc Nattier, Autoportrait avec sa famille, Salon de 1763, Versailles 


Depuis que l'on dispose d'enquêtes d'opinion, depuis 1890 environ, le bleu est en effet placé au premier rang partout en Occident, en France comme en Sicile, aux Etats-Unis comme en Nouvelle-Zélande, par les hommes comme par les femmes, quel que soit leur milieu social et professionnel. C'est toute la civilisation occidentale qui donne la primauté au bleu, ce qui est différent dans les autres cultures: les Japonais, par exemple, plébiscitent le rouge. 

Pourtant, cela n'a pas toujours été le cas. Longtemps, le bleu a été mal aimé. Il n'est présent ni dans les grottes paléolithiques ni au néolithique, lorsque apparaissent les premières techniques de teinture. Dans l'Antiquité, il n'est pas vraiment considéré comme une couleur; seuls le blanc, le rouge et le noir ont ce statut. A l'exception de l'Egypte pharaonique, où il est censé porter bonheur dans l'au-delà, d'où ces magnifiques objets bleu-vert, fabriqués selon une recette à base de cuivre qui s'est perdue par la suite, le bleu est même l'objet d'un véritable désintérêt.  



Nattier. La marquise d'Antin (1738) Huile sur toile, 118 × 96 cm, musée Jacquemart-André, Paris. Marie-François-Renée de Carbonnel-Canisy (1725-1796), dite Mathilde, a 14 ans sur ce tableau. Elle a été mariée à l'âge de 12 ans au marquis d'Antin.


Il est pourtant omniprésent dans la nature, et particulièrement en Méditerranée.

Oui, mais la couleur bleue est difficile à fabriquer et à maîtriser, et c'est sans doute la raison pour laquelle elle n'a pas joué de rôle dans la vie sociale, religieuse ou symbolique de l'époque. A Rome, c'est la couleur des barbares, de l'étranger (les peuples du Nord, comme les Germains, aiment le bleu). De nombreux témoignages l'affirment: avoir les yeux bleus pour une femme, c'est un signe de mauvaise vie. Pour les hommes, une marque de ridicule. 

On retrouve cet état d'esprit dans le vocabulaire: en latin classique, le lexique des bleus est instable, imprécis. Lorsque les langues romanes ont forgé leur vocabulaire des couleurs, elles ont dû aller chercher ailleurs, dans les mots germanique (blau) et arabe (azraq). Chez les Grecs aussi, on relève des confusions de vocabulaire entre le bleu, le gris et le vert. L'absence du bleu dans les textes anciens a d'ailleurs tellement intrigué que certains philologues du XIXe siècle ont cru sérieusement que les yeux des Grecs ne pouvaient le voir!



Nattier. Marie-Anne de Mailly-Nesle (1740). Huile sur toile, 81 × 96 cm, Palais de Versailles. Marie-Anne de Mailly-Nesle (1717-1744), marquise de La Tournelle, duchesse de Châteauroux, est une favorite de Louis XV à partir de 1742. Louis XV tomba gravement malade en 1744 et, sous la pression du clergé, prit de « bonnes résolutions ». Il renvoya sa maîtresse qui mourut d'une péritonite quelques mois plus tard.


La couleur, et particulièrement le bleu, est donc devenue un enjeu religieux.

Tout à fait. Les hommes d'Eglise sont de grands coloristes, avant les peintres et les teinturiers. Certains d'entre eux sont aussi des hommes de science, qui dissertent sur la couleur, font des expériences d'optique, s'interrogent sur le phénomène de l'arc-en-ciel... Ils sont profondément divisés sur ces questions: il y a des prélats «chromophiles», comme Suger, qui pense que la couleur est lumière, donc relevant du divin, et qui veut en mettre partout. Et des prélats «chromophobes», comme saint Bernard, abbé de Clairvaux, qui estime, lui, que la couleur est matière, donc vile et abominable, et qu'il faut en préserver l'Eglise, car elle pollue le lien que les moines et les fidèles entretiennent avec Dieu.  



 Nattier. Comtesse de Tillières (1750). Huile sur toile, 80 × 63 cm, Wallace Collection, Londres. Michelle Julie Françoise Bouchard d'Esparbès de Lussan (1715-1757) vient de la maison d'Esparbès de Lussan, très ancienne famille noble d'Armagnac. Elle épouse en 1730 Jacques Tanneguy IV Le Veneur, marquis de Tillières (1700-1777). La pelisse de soie de la comtesse est garnie de fourrure d'écureuil.


Oui. Au XVIIIe siècle, il devient la couleur préférée des Européens. La technique en rajoute une couche: dans les années 1720, un pharmacien de Berlin invente par accident le fameux bleu de Prusse, qui va permettre aux peintres et aux teinturiers de diversifier la gamme des nuances foncées. De plus, on importe massivement l'indigo des Antilles et d'Amérique centrale, dont le pouvoir colorant est plus fort que l'ancien pastel et le prix de revient, plus faible que celui d'Asie, car il est fabriqué par des esclaves. Toutes les lois protectionnistes s'écroulent. 

L'indigo d'Amérique provoque la crise dans les anciennes régions de cocagne, Toulouse et Amiens sont ruinés, Nantes et Bordeaux s'enrichissent. Le bleu devient à la mode dans tous les domaines. Le romantisme accentue la tendance: comme leur héros, Werther de Goethe, les jeunes Européens s'habillent en bleu, et la poésie romantique allemande célèbre le culte de cette couleur si mélancolique - on en a peut-être gardé l'écho dans le vocabulaire, avec le blues... En 1850, un vêtement lui donne encore un coup de pouce: c'est le jean, inventé à San Francisco par un tailleur juif, Levi-Strauss, le pantalon idéal, avec sa grosse toile teinte à l'indigo, le premier bleu de travail.  


Après des siècles plutôt agités, le voici donc sur le trône des couleurs. Va-t-il le rester? 

En matière de couleurs, les choses changent lentement. Je suis persuadé que, dans trente ans, le bleu sera toujours le premier, la couleur préférée. Tout simplement parce que c'est une couleur consensuelle, pour les personnes physiques comme pour les personnes morales: les organismes internationaux, l'ONU, l'Unesco, le Conseil de l'Europe, l'Union européenne, tous ont choisi un emblème bleu. 

On le sélectionne par soustraction, après avoir éliminé les autres. C'est une couleur qui ne fait pas de vague, ne choque pas et emporte l'adhésion de tous. Par là même, elle a perdu sa force symbolique. Même la musique du mot est calme, atténuée: bleu, blue, en anglais, blu, en italien... C'est liquide et doux. On peut en faire un usage immodéré.  



Nattier. Henriette de France (1754). Huile sur toile, 246 × 185 cm, Château de Versailles. Henriette de France (1727-1752), dite Madame Henriette, est l'une des filles aînées de Louis XV et de Marie Leszczynska. Elle est la sœur jumelle d'Elisabeth de France (1727-1759). Elle se passionna pour la musique et Nattier l'a donc représentée jouant de la basse de viole. Elle meurt de la variole (petite vérole à l'époque) à l'âge de 24 ans. Le personnage de la petite princesse est un peu écrasé par le cadre majestueux et l'ample robe corail et or, au demeurant superbement rendue.


QUI ÉTAIT JEAN MARC NATTIER ?

Jean-Marc Nattier (1685-1766) était le fils du portraitiste et peintre de l'Académie Marc Nattier et le frère cadet de Jean-Baptiste, peintre d'histoire.

Remarqué par Louis XIV, qui l'autorisa à dessiner et à faire graver l'Histoire de Marie de Médicis (1700-1710), il travailla pour Pierre le Grand en Hollande et à Paris (1717), puis fut reçu académicien en 1718 avec Persée changeant Phinée en pierre (musée de Tours). Avec Watteau, il dessina alors les tableaux du roi et du régent pour le financier et célèbre collectionneur Pierre Crozat (1721) et collabora avec J.-B. Massé aux planches gravées d'après les décorations de la Grande Galerie de Versailles (1723-1753).

Mais très tôt Nattier se spécialisa dans le portrait : ses premières effigies rappellent l'art de Raoux avec un jeu de lumière, un chatoiement des étoffes semblables, mais d'un dessin plus sûr (Mademoiselle de Lambesc sous la figure de Minerve, 1732, Louvre). 

Il devint très vite le peintre favori de la maison d'Orléans, travaillant à la décoration du Temple (1734-1748), dont le grand prieur était Jean-Philippe, chevalier d'Orléans. D'une série de commandes datant des années 1740, ce sont les deux portraits des deux sœurs cadettes de la comtesse de Mailly, maîtresse de Louis XV, Madame de Flavacourt et Madame de La Tournelle (répétition au musée de Marseille), portraits fort admirés de la Cour, qui lui permirent de pénétrer à Versailles. 

À partir de ce moment, Nattier devint le peintre de la famille royale : Marie Leszczyńska (1748, Versailles), et plus particulièrement de Mesdames de France : Madame Henriette en Flore (1742, Versailles) ; Madame Adélaïde en Diane (1745, id. ) ; portraits allégoriques de Mesdames, commandés par le Dauphin (1751, musée de São Paulo). 



Nattier. Mme de Pompadour en Diane (1746). Huile sur toile, 102 × 82 cm, Château de Versailles. Jeanne-Antoinette Poisson (1721-1764) est issue d'un milieu bourgeois. Elle épouse en 1741 Charles-Guillaume Le Normant d'Étiolles et devient la favorite de Louis XV en 1745. Le roi lui fait immédiatement don du domaine de Pompadour.

Il transpose sur un plan plus aimable le caractère majestueux des figures de Rigaud, drapées de velours : l'un des portraitistes les plus brillants du siècle, il prête à tous ses modèles une expression de douceur un peu efféminée, n'évitant pas toujours la fadeur, en particulier dans ses figures masculines, que sauvent fort heureusement tant la délicatesse du modelé des visages que les amas de soies brisées et les éléments décoratifs. 

Malgré ce côté d'apparat, Nattier retient l'attention par sa grande sensibilité : c'est moins la grandeur d'un personnage de la Cour ou de la famille royale que la douceur, l'élégance, la légèreté nuancées de mélancolie qui sont l'interprétation d'une société où le rôle de la femme va grandissant dans un langage qui évoque les œuvres de Rousseau et annonce la sensibilité des portraits de Greuze ou de É. Vigée-Lebrun.

Parmi les meilleurs portraits de Nattier, on peut encore citer ceux qui sont conservés au Louvre : Portrait d'un commandeur de l'ordre de Malte (1739), la Comtesse Tessin (1741), la Duchesse de Chaulnes en Hébé (1744), Madame de Sombreval en Erato (1746) ; et surtout au château de Versailles : Madame Louise, Madame Victoire (1748), Isabelle de Parme (1752), Madame Henriette jouant de la basse de viole (1754), le Duc de Bourgogne (1754), l'Artiste et sa famille (1761) ; au musée Condé à Chantilly : Mademoiselle de Clermont, la Princesse de Condé ; au musée d'Amiens : J.-B. Louis Gresset ; au musée Jacquemart-André de Paris : la Marquise d'Antin (1738) ; à l'Académie royale de Copenhague : Tocqué (1762) ; au Nm de Stockholm : la Marquise de Broglie (1742), la Duchesse d'Orléans en Hébé (1744) ; à la Wallace Coll. de Londres : Mademoiselle de Clermont au bain (1733), la Comtesse de Tillières (1750), Mademoiselle de Châteaurenard (1755) ; au Metropolitan Museum, New York : Madame de Marsollier et sa fille (1749) ; et à la N. G. de Washington : Joseph Bonnier de La Mosson (1745), Madame de Caumartin (1753).


QU'EST CE QUE LE BLEU NATTIER ?


Le terme ne semble apparaître qu'au 20e siècle. Il s'agit d'une teinte proche du bleu roi. En voici un exemple extrait du catalogue




COLLÈGE DE FRANCE  Le choix des pigments : de l'exploitation de la nature à la synthèse chimique

https://www.college-de-france.fr/site/philippe-walter/course-2014-03-24-10h30.htm


UN STYLE INÉGALÉ

L'immense succès de Jean-Marc Nattier sous le règne de Louis XV vient bien sûr d'un talent évident mais aussi d'un travail acharné. Son œuvre comporte environ 400 tableaux, souvent de taille assez importante. Nattier fait franchir un pas important à l'art du portrait au 18e siècle. Il prend la suite d'Hyacinthe Rigaud (1659-1743) qui avait fait évoluer le portrait idéalisé vers une plus grande vérité. Rigaud savait mettre en scène ses personnages par l'habillement et le décor. Nattier reprend cette manière en l'accentuant encore : étoffes, rideaux, tapis, fleurs sont rendus avec un souci constant de réalisme. Les portraits féminins sont probablement les plus réussis.



Nattier. Pauline Félicité de Mailly-Nesle (v. 1740) Huile sur toile 97 × 78 cm, collection particulière. Pauline Félicité de Mailly-Nesle (1712-1741), marquise de Vintimille, est une favorite de Louis XV à partir de 1739. Elle supplanta sa sœur aînée, Louise Julie de Mailly Nelle, comtesse de Mailly, auprès du roi et mourut en couches en 1741. Sa sœur cadette Marie-Anne prit la suite auprès de Louis XV.

Nattier a en effet le souci d'abandonner complètement la solennité qui caractérisait encore les portraits de Rigaud. Il s'agissait de peindre un grand personnage et de faire sentir son pouvoir et sa richesse. Il est désormais davantage question de luxe, de frivolité et de douceur. Aussi les coloris clairs, les moirés, les fondus sont-ils omniprésents. La mythologie antique et les turqueries étant à la mode, les femmes posent volontiers en Diane, en Hébé ou en sultane. Les physionomies n'offrent pas vraiment de vérité psychologique mais une certaine mélancolie. Pas un seul défaut n'apparaît sur ces visages de femmes idéalisés quand nous savons parfaitement que l'état de la médecine au 18e siècle ne permettait aucun soin efficace.


UN TRAVAIL ARTISTIQUE POUR LA POSTÉRITÉ

L'influence de Nattier fut importante au 18e siècle. Il suffit de regarder les portraits de Jean-Baptiste Greuze, de Maurice Quentin de la Tour ou d'Elisabeth Vigée Le Brun pour s'apercevoir que tous parviennent à donner une image flatteuse de leurs modèles sans pour autant trahir la vérité. Tous également mettent l'accent sur l'intelligence ou la sensibilité et non plus sur la puissance et la richesse. Voltaire et Rousseau ont laissé leur influence sur le siècle.



Nattier. Comtesse d'Argenson (1743). Huile sur toile, 139 × 106 cm, collection particulière. Anne Larcher (1706-1754), comtesse d 'Argenson, est la fille d'un conseiller au Parlement de Paris, Pierre Larcher, seigneur de Pocancy. Les Larcher appartiennent à la très ancienne noblesse de robe ; leur fortune est considérable. Riche héritière, Anne Larcher est mariée peu après ses onze ans avec le descendant d'une des plus anciennes familles nobles de Touraine, Marc-Pierre de Voyer, comte d'Argenson, vicomte de Paulmy, baron de La Haye (1696-1764).


UNE MUSIQUE D'UN BONHEUR CONTAGIEUX

Paris, 1763 : Les Boréades de Jean-Philippe Rameau 



Ce qu'on en savait résidait dans un court paragraphe écrit par un certain Decroix, sur une copie réalisée quelques années après la mort de Rameau. Je le cite : "L'Académie royale de Musique en allait faire la répétition, lorsque l'auteur mourut en septembre 1764. La représentation n'eut pas lieu. Le poème et la musique n'ont point été gravés ni imprimés. L'auteur du poème n'est pas connu."

Après la mort de Rameau, on n'entend plus parler de son opéra Les Boréades. On en donne la première audition, à la Radiodiffusion française, en 1964, bicentenaire de sa mort. Puis John Eliot Gardiner s'en empare, le fait entendre d'abord en version de concert, puis sur scène, en 1982. C'est à l'occasion du tricentenaire de la naissance de Rameau en 1983, qu'une musicologue, Sylvie Bouissou, se met à faire des recherches sur Les Boréades. Elle découvre dans les Archives- des-dépenses- de la Chambre du Roi, une facture réglée au Sieur Durand, copiste, pour la copie de la partition générale et des parties des Boréades.


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Ce qui m'anime dans cette quête c'est la curiosité intellectuelle, le goût de la connaissance et l'envie de savoir. Si vous êtes comme moi, avec l'envie d'apprendre, aux rivages de la beauté musicale, picturale, poétique​.​

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